Quel rôle pour le marché du travail local sur le risque de décrochage scolaire ?
Vanessa di Paola et Stéphanie Moullet (Maîtres de Conférences, Aix-Marseille Université, LEST-Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail)La lutte contre le décrochage scolaire constitue un enjeu majeur au niveau européen comme il a pu être une priorité nationale (« Tous mobilisés pour vaincre le décrochage scolaire » plan d’action mis en œuvre en 2014 par la Ministre de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche). L’expression « décrochage scolaire » repose sur une définition institutionnelle qui renvoie aux situations d’élèves ayant dépassé l’âge de la scolarité obligatoire (16 ans) sans avoir achevé au minimum avec succès des études secondaires complètes (Bernard, 2015). Le décrochage est un processus multifactoriel qui combine des facteurs individuels, scolaires, sociaux et contextuels. On connait assez bien les facteurs relatifs à l’élève et à son environnement familial et ceux relatifs à l’institution scolaire. On sait également que les parcours et la réussite scolaire des élèves présentent des inégalités entre espaces géographiques : plus les ressources sur le territoire sont nombreuses et plus les élèves y sont avantagés en termes de réussite scolaire (Boudesseul et al., 2014). L’offre de formation territoriale joue en particulier non seulement sur les taux de poursuite d’études – notamment dans la voie générale et technologique après la classe de troisième en particulier pour ceux qui présentent le plus de difficultés scolaires (Miconnet, 2016), mais aussi sur les motifs du décrochage (Bell et Bernard, 2016).
Au-delà du contexte éducatif territorial, c’est le contexte économique en matière d’emploi notamment qui peut influencer le risque de décrocher des jeunes en difficulté scolaire. Il convient donc dans l’évaluation des risques de décrochage de prendre en compte non seulement les effets individuels, mais également les effets territoriaux et leurs éventuelles interactions avec les caractéristiques des jeunes. Quels sont les facteurs caractérisant le marché du travail local qui pourraient pousser les jeunes à décrocher et ceux qui au contraire les maintiennent attachés à l’institution scolaire ?
A partir de l’enquête Génération 2010 du Céreq qui porte sur l’ensemble des sortants du système éducatif en 2010, on définit les décrocheurs comme les jeunes de plus de 16 ans sans aucun diplôme (à l’exception du Diplôme National du Brevet) en 2010, sans poursuite d’étude ni en alternance l’année suivante. Ils représentent 16% de l’ensemble des jeunes ayant quitté le système éducatif en 2010. On ne peut envisager de comparer les jeunes en rupture de scolarité sans aucun diplôme en 2010 à l’ensemble des diplômés sortant du système éducatif cette année-là. Il nous faut opérer une sélection parmi ces sortants diplômés pour retenir des jeunes qui ont débuté leur scolarité en même temps que ceux en situation de décrochage de sorte que leur décision de décrocher versus poursuivre se soit prise à un moment proche. Le choix opéré consiste à comparer les situations des décrocheurs à celles des jeunes qui ont achevé avec succès leur cursus dans l’enseignement secondaire.
On observe comme déjà établi sur ce sujet, que les filles sont moins nombreuses parmi les décrocheurs qu’elles ne le sont parmi les sortants diplômés du secondaire (Afsa, 2013). Concernant le parcours scolaire, comme établi dans la littérature (Khouaja et Moullet, 2016), les décrocheurs interrompent leur scolarité plus souvent en CAP-BEP que les sortants diplômés du secondaire ; seuls les décrocheurs peuvent avoir arrêté leurs études en classe de 3ème et ils sont 16 % dans ce cas. La part des jeunes ayant vu leur vœu d’orientation contrarié à l’issue de la 3e est plus élevée parmi les décrocheurs que parmi les diplômés du secondaire. Ils avaient un peu plus souvent que la population de référence déjà interrompu leur scolarité et accusent également plus fréquemment un retard à l’entrée en 6ème. Ils ont par ailleurs un peu moins souvent bénéficié d’une bourse sur critères sociaux, témoignant du caractère incitatif à la poursuite d’études de la bourse. Les décrocheurs ont en outre plus souvent bénéficié d’une aide régulière de la part de leur entourage, laissant penser à de plus grandes difficultés scolaires mais ils ont dans le même temps un peu moins profité d’un soutien scolaire payant. Enfin, quand les jeunes sont interrogés sur les raisons de l’arrêt des études sur la base d’une question à choix multiple, les jeunes ayant précocement interrompu leur formation déclarent plus souvent l’avoir fait par lassitude de l’école ou pour entrer dans la vie active, mais en revanche moins souvent parce qu’ils avaient trouvé un emploi ou pour raisons financières.
Concernant l’environnement familial, globalement les décrocheurs ont moins souvent des pères et des mères en emploi, plus fréquemment une mère non diplômée. L’information relative aux pères (son niveau d’études, sa situation vis-à-vis du marché du travail et sa catégorie sociale à la fin des études) est plus souvent manquante lorsque le jeune a décroché ; en l’absence d’information sur la situation de monoparentalité dont on sait qu’elle est un facteur de décrochage, cet élément pourrait en constituer un indice. Les jeunes décrocheurs ont moins souvent deux parents nés en France. Enfin, ils vivent deux fois plus fréquemment en ZUS.Qui décroche ?
Tableau 1Source : Enquête génération 2010 (Céreq)Par marché local du travail, on entend la zone géographique à l’intérieur de laquelle se situe l’ensemble des possibilités d’emplois offertes à un individu sans qu’il ait à changer de lieu de résidence. Pour caractériser ce marché du travail local, on opte ainsi pour la zone d’emploi qui est un espace géographique à l’intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent, et dans lequel les employeurs sont susceptibles de trouver l’essentiel de la main d’œuvre nécessaire pour occuper les emplois offerts. Pour chacune de ces zones, on dispose d’indicateurs issus des données de l’Atlas des zones d’emploi de 2010, (DARES-INSEE-DATAR) et du Recensement de la population de 2014 (INSEE). Parmi ces indicateurs, certains rendent compte de la structure de la population de la zone d’emploi en matière de niveau d’éducation, traduisant la norme sociale d’achèvement des études ; du taux de chômage des 15-24 ans ; du poids des contrats aidés pour approcher l’offre d’emploi peu qualifié ; enfin, le poids de l’apprentissage dans les zones d’emploi peut refléter le dynamisme local du marché du travail en matière de possibilité de poursuivre ses études par ce biais.
Nos résultats montrent que le décrochage varie significativement d’une zone d’emploi à une autre : la zone d’emploi participe bien à expliquer les différentiels de décrochage. Parmi les dimensions déterminantes du décrochage scolaire, les variables individuelles sont les facteurs premiers, le contexte local dans lequel les jeunes s’inscrivent n’agit que dans une moindre mesure, mais il agit.
Un taux de chômage juvénile élevé semble inciter les jeunes à quitter l’école sans diplôme, alors que la dynamique de l’emploi se révèle sans effet. Un chômage des jeunes élevé dans la zone d’emploi, parce qu’il traduit probablement de moindres débouchés, induirait des effets de découragement, les jeunes ne verraient plus en quoi l’investissement éducatif pourrait être rentable ; on aurait pu s’attendre à ce que les jeunes interprètent ce fort taux de chômage comme de faibles perspectives d’emploi et poursuivent davantage leurs études.
En outre, l’existence de perspectives d’emplois peu qualifiés incite les jeunes à décrocher : là où les possibilités d’emplois aidés sont relativement plus nombreuses qu’ailleurs, le décrochage semblerait plus opportun. A l’inverse, plus le poids des contrats apprentissage dans la zone d’emploi est important et plus le risque de décrochage diminue. Cet indicateur traduit l’existence de débouchés professionnels mais conditionnés au fait d’être scolarisé. Aussi, les jeunes résidant dans des zones où l’apprentissage est plus important qu’ailleurs peuvent être incités à poursuivre leur scolarité. Enfin, il semble que des effets de norme sociale du niveau d’éducation atteint sont à l’œuvre : là où les diplômés du supérieur sont relativement nombreux, les jeunes décrochent moins, et inversement : les jeunes dans une zone qui concentre une part importante de non diplômés interagissent plus fréquemment avec ces personnes et pourraient internaliser ce comportement comme une alternative acceptable.
Enfin, on montre qu’une origine sociale défavorisée contribue à accroître le risque de décrochage d’autant plus que le taux de chômage est élevé dans la zone d’emploi. Ce résultat peut être lu comme celui d’une double peine subie par ces jeunes : celle d’une moindre capacité économique et sociale à la poursuite d’études et celle d’une moindre appréciation des profits à retirer de la poursuite d’études parce que grandissant dans des environnements défavorisés.
Références
Afsa C. (2013) : « Qui décroche ? », Éducation et formations, n°84, MEN-DEPP.
Bell L. et P-Y. Bernard (2016), « Territoires, offre de formation et expérience du décrochage scolaire : une étude de cas », Espaces et sociétés, 3/166, p. 95-111.
Bernard, P-Y. (2015). Le décrochage scolaire. Paris: Presses Universitaires de France.
Boudesseul, G., Caro, P., Grelet, Y., & Vivent, C. (2014). Atlas académique des risques sociaux d’échec scolaire : l’exemple du décrochage.
Céreq.Khouaja E.-M et S. Moullet (2016) : « Le rôle des caractéristiques des établissements dans le décrochage scolaire », Formation emploi, n°134.
Miconnet N. (2016), « Influence de l’offre de formation et de l’académie », Éducation & formations, N° 90, avril.