Les lignes de flottaison est une pièce de théâtre, sous forme d’enquête partagée qui part du constat suivant : dans notre quotidien, par les écrans, les infos en boucle, la publicité, les notifications, nous sommes submergés.
Cette autofiction performée questionne sur la perte progressive d’attention. Que devient notre contact direct avec le monde ? De quelle manière l’a-t-on perdu ? Comment le retrouver ? En une heure, le comédien navigue sur une marée de doutes, déniche des dérisions, s’arrache à
des certitudes, traque l’ironie puis vogue vers un salut jubilatoire. Ses investigations sont passées, transmises au public.
Et si une ligne de flottaison nous habitait tous ? Une représentation où la matière première est invisible, impalpable et pourtant tellement présente. Une quête essentielle. Le propos qui part d’une expérience personnelle est rendu universel par le biais de l’écriture et la mise en scène. Le propos politique est revendiqué.
L’apparition des technologies numériques a conduit à une accélération des mécanismes de captation de l’attention et de sa monétisation.
Georg Franck affirme dans son ouvrage Capitalisme mental : la consommation involontaire de publicité équivaut à un impôt prélevé sur la perception. Herbert Simon, prix Nobel d’économie en 1978, mettait déjà la rareté de l’attention au cœur de nos préoccupations civilisationnelles. Il évoque une « théorie des ressources », ancrant dans notre cerveau une véritable économie énergétique de l’attention : définie en tant qu’effort mental, l’attention volontaire doit être envisagée comme une ressource rare, limitée à la fois dans sa quantité absolue et dans ses distributions possibles. La notion d’écologie de l’attention, développée par Yves Citton, consiste à privilégier une relation soutenable à l’environnement plutôt qu’une relation seulement profitable, qui s’exercerait à travers des dispositifs de détournement de l’attention.
Nous possédons dans notre cerveau une « carte de saillance » qui régit ce qui doit être important à nos sens. Les stimuli extérieurs et fortement visibles (affiches, publicités, sollicitations) nous attirent instinctivement. Ils occupent cette carte et viennent se substituer à notre pensée. Notre mécanisme de l’attention qui, d’après Jean-Philippe Lachaux, peut être comparé à un équilibriste s’en trouve déstabilisé.
Notre expérience des lieux, des rencontres et par extension, de la vie elle-même, par les conséquences de ces détournements sur l’observation, la contemplation, la rêverie, s’en trouve affectée.
Afin de ne pas rendre ce propos trop sentencieux, le texte s’appuie sur les renversements de situation illustrés par les extraits de textes qui suivent.
« Mesdames et Messieurs sur l’air de la marche funèbre de Chopin, j’ai maintenant la déshonorante tâche, la triste mission de vous informer d’une macabre nouvelle. » Pause, puis la lente mélodie reprend. Celui qui a accompagné fidèlement des millions de vies, celui qui a permis la création de mots merveilleux comme l’oisiveté ou la rêverie, celui que l’on redoutait parfois, que l’on chérissait ensuite, le vecteur et un des meilleurs engrais de la création humaine vient de nous quitter, tué par une armée de développeurs venus de la Silicon Valley.» L’air en si bémol mineur continue. « Mesdames et Messieurs, l’ennui est mort ! Vous ne contemplerez plus des visages en proie à la mélancolie, les yeux en hyperfocale, en attendant un train, une ridule de tristesse au coin de l’œil, d’autre fois une lueur de joie dans le regard. Non ! Nulle part ! Vous ne verrez plus que des faces bleutées, éclairées à vingt centimètres par des écrans lumineux, le regard fixe, captivé par un mini-monde qui se compte en pouces de diagonale. C’est fini les pensées qui jouaient aux perles de verre avec la beauté du monde alentour, conjuguées à notre vécu, multipliées par les sons environnants, additionnées de vent contre le visage. L’ennui est mort. Et vive l’ennui, car il ne nous restera qu’à lui laisser un peu d’espace et il reviendra, aussi sûrement qu’après-demain il fera jour. »
Ce récit met le doigt sur les dérives d’une certaine forme de développement personnel, qui a tendance à faire accepter l’hypersollicitation dont nous sommes l’objet, et à responsabiliser totalement l’individu pour les dérives sociales contemporaines.
« Dans les grandes entreprises où les coachs en développement personnel sont les nouveaux consultants, le but du bien-être est juste d’être plus productif. Tout manquement à la perfection, comme continuer de fumer, être en surpoids ou autre, amène la personne imparfaite à de l’anxiété, de la culpabilité.
La recherche du bien-être permanent a en fait un but : une augmentation des chiffres de productivité, avec un retour sur investissement recherché, pour ceux qui ont bénéficié de coachings. Le mal-être ne dépend plus d’une cause structurelle de l’entreprise, mais d’un manque d’effort de l’individu, pour arriver au bien-être, quelles que soient les circonstances qu’on lui fait subir.
Quand cela déteint sur la société, en affirmant que la réussite ne dépend que de nos efforts, on instille l’idée que le succès est dû uniquement au mérite, y compris pour le bien-être, ce qui nous amène à l’intérêt politique, qui est de permettre des réformes libérales, au détriment d’un engagement social.»
L’accent est également mis sur deux modes de fonctionnement de l’esprit.
« Dans notre mode de fonctionnement par défaut, la pensée vagabonde automatiquement. On parle de “focalisation narrative”. On a un récit dans notre tête, indépendant de nos actions. On est hier, demain, tout à l’heure, dans une autre ville, avec d’autres gens.
En “focalisation expérientielle”, on parle aussi de pleine conscience, on vit l’expérience du moment présent. On est à l’écoute de nos sens, on perçoit ce qui se passe autour de nous, on est bien ancré, bien centré, en prise avec l’instant, après instant, après instant. »
« Je me rendais compte que je réagissais aux événements avec une focalisation majoritairement narrative, c’est à dire que ce qui survenait se rajoutait au reste. Ces incidents s’inscrivaient dans une histoire passée et j’imaginais leurs conséquences dans le futur. Je faisais comme si le tout ainsi constitué était devenu un empilement de choses problématiques. »
La suite de la pièce traite de divers moyens simples de se réapproprier de l’attention et de reprendre contact avec le monde car, après tout :
« Qu’est ce que l’existence, si ce n’est un rapport direct au monde, qu’il soit notre monde intérieur ou le monde extérieur, À TRAVERS l’attention ?
Quand on vole notre attention, on vole une partie de notre vie. »
Nicolas Deliau